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4 septembre 2012

Expédition sur l'île Bathurst !

 En juillet 1996, un Twin Otter de la First Air nous dépose sur la péninsule de Grégory, au sud-est de l’île Bathurst, dans le Haut Arctique canadien. Quelques minutes après l’avion décolle, décrit un large arc de cercle et les survole en rase motte, puis s’éloigne. Il disparaît très vite, caché par une couche nuageuse basse. Comme convenu, son retour est prévu dans deux  semaines…

Nous voici à pied d’œuvre, seuls sur une île à la superficie égale à trois départements français. Une fine pluie neigeuse mouille l’air. La carte (combien d’heures avons-nous passés sur cette carte quand nous préparions cette  expédition !) indique une faille située plus au sud, au niveau de laquelle nous pensons trouver un abri pour planter la tente. Sacs sur le dos, fusil en bandoulière, nous prenons notre pas de marche. A moins de 200 mètres sur notre droite la mer, totalement prise par la glace. La banquise jusqu’à l’horizon, une uniformité sans pareille et déjà un fabuleux spectacle !

Un regard

Nous  renouvellerons cette expérience en août 1999. Voici notre carnet de notes qui relate les contacts que nous avons eu la chance d’avoir, par deux fois, avec de petites colonies de morses, sur Bathurst Island.

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Ils sont probablement plusieurs dizaines, serrés, entassés, ocres comme la couleur des pierres, quasi invisibles, quasi immobiles. Encore un peu, nous serions passés  sans les apercevoir. Mais l’un d’entre eux a bougé. C’est comme ça que nous avons compris qu’ils n’étaient pas de simples blocs de pierre en bord de mer... 

D’ailleurs, des roches de cette importance, sur la péninsule de Grégory, au sud de l’île Bathurst, nous n’en connaissons pas ! Voilà plus de trois jours que nos chaussures s’usent sur un incroyable amoncellement de pierres. A perte de vue, sur des centaines de kilomètres carrés, de la pierre, rien que de la pierre. Des cailloux, coupés, tranchés, éclatés, brisés, par milliards, sur lesquels les pas glissent avec un bruit froid et sec. La colonie de morses, que  des renseignements situaient sur la côte ouest de la péninsule, n’est pas au rendez-vous. Bien que début août, la mer est toujours gelée. Si la présence de ces animaux est souvent associée au « pack ice », des eaux complètement prises ne leur conviennent pas. Par contre, du côté est, la banquise s’est disloquée en partie et laisse de grands espaces libres, suffisamment pour que les animaux s’y soient déplacés, pour s’y ébattre et chasser. C’est là que nous les cherchons, et nous venons de les trouver... 

Bathurst Island fait partie des territoires du Nord-Ouest canadien. Pour y arriver, il faut d’abord atteindre, par un vol de la Canadian Air Lines, Resolute Bay (île de Cornwallis) via Toronto et Edmonton.  C’est une autre compagnie, la Bradley, qui a affrété un Twin Otter de la First Air pour nous déposer sur l’île, 100 km plus au nord, en lisière du détroit de Parry (toute l’intendance : renseignements, billetterie, dépose et reprise sur Bathurst, suivi par balise Argos, a été assurée par G.N.G.L. Paris). Nous sommes au delà du 75 ème parallèle, à moins de 200 km du pôle nord magnétique. L’île est très découpée. Avec 180 et 130 km sur ses plus grandes hauteurs et largeurs, sa surface doit être d’environ 18 000 km². La période des grands froids qu’on a appelée la « petite glaciation »  en a chassé les Esquimaux qui, jusqu’en l’an 1600, y habitaient. C’est depuis une île totalement déserte, où les animaux vivent sans être chassés. Ils n’y rencontrent pratiquement jamais d’hommes. C’est un lieu idéal pour étudier en particulier les ours blancs, les renards, les boeufs musqués, et ce qui justifie notre présence : les morses. 

Je les observe au travers des jumelles, et j’en compte plus de trente. Ils forment une masse compacte, sans forme. C’est seulement quand une tête émerge qu’il est possible de distinguer la paire de dents qui rend ces animaux si caractéristiques. L’approche va pouvoir commencer, longue et patiente, mètre après mètre, à quatre pattes, sans bruit et sans geste brusque. Nous nous sommes placés à contrevent; très vite une forte odeur marque la progression. Flatulences et déjections rythment en permanence un concert de reniflements sonores. Ils sont très à l’aise dans leur insouciance. Quelques uns commencent à regarder de notre côté, mais semblent ne pas s’inquiéter outre mesure. Nous devons paraître bien inhabituels dans leur élément familier, et a priori sans danger puisque nous continuons à nous approcher sans déclencher de panique. L’excitation est forte, encore quelques mètres et je pourrai me permettre de tirer un gros plan avec le grand angulaire. Nous prenons chaque minute comme un instant privilégié, mesurant pleinement toute la chance de vivre cette aventure. Cela fait tellement longtemps que nous attendons ce moment là ! 

Domination

Nous en sommes à notre 5 ème séjour dans l’Arctique canadien. L’expérience que nous vivons maintenant est différente de celle des voyages précédents. Autant nous avions auparavant cherché à connaître les Inuit, leur mode de vie, leur environnement, autant cette fois l’approche d’animaux sauvages était notre unique démarche. Tout ceci dans la liberté la plus totale. Et nous ne pouvions pas être plus libres . Nudité des paysages, extrême solitude, 24 heures de jour continu,  le choix de Bathurst n’était pas un hasard ! 

Pour des raisons de commodités, nous avons laissé la tente à 7 kilomètres d’ici. Tous les jours le chemin est long pour retrouver la plage où les morses ont l’habitude de se regrouper, mais aujourd’hui la promesse d’un ciel dégagé nous a donné des ailes. Bien qu’une grande partie du matériel soit restée au camp, les sacs sont lourds. Nous emportons toujours avec nous, entre autres : un fusil (300 magnum) s’il devenait nécessaire d’éloigner un ours trop curieux (nous n’osons pas imaginer qu’il pourrait être vital de nous défendre davantage et de tuer...), une balise Argos pour la sécurité, le réchaud et du carburant, ainsi que deux jours de nourriture, au cas où l’ours (toujours lui !) viendrait détruire le camp et les réserves pendant notre absence. La pression barométrique est excellente. Les mesures, stables depuis plusieurs heures permettent d’envisager une longue « journée » d’observation. Un soleil vif lance les ombres, c’est très bon pour la photographie. 

Maintenant àpeine trois mètres nous séparent des premiers mùorses. La situation est extraordinaire. Nous restons allongés, , et quand l’un des animaux lève la tête, il nous domine fortement. Les corps massifs sont impressionnants. Aucune difficulté pour photographier, déclics ou flashes ne paraissent pas les gêner. Les plus proches nous amusent : allongés sur le dos, ils prennent des poses incongrues. Parfois ils replient une nageoire sur l’oeil comme s’ils cherchaient à se protéger du soleil ! D’autres fois, ils étirent la tête, totalement tendus vers l’arrière, et ouvrent sur nous des yeux calmes et impavides. Les détails sont très apparents : en fait, les yeux sont rouges, injectés de sang. Les narines, verticales, se ferment régulièrement; au dessous, une moustache aux poils épais et incolores, si nettement séparés les uns des autres que nous pourrions les compter. Ce sont d’imposants balais brosses ! Il n’y a pas de pavillon auditif. La tête est  petite par rapport au reste du corps. Les nageoires avant sont repliées, dépourvues de griffes externes. Elles aident à grimper sur des rochers, à se déplacer sur la glace ou sur la terre ferme. Les nageoires arrière sont dans le prolongement du corps. Plus effilées, plus découpées, elles sont capables de rotation. Leur utilité est essentielle dans l’eau. Nous admirons certaines paires de défenses, très belles, très allongées. Les plus grandes doivent bien atteindre  60 - 70 centimètres. Leur usage est multiple : elles peuvent faire fonction de pic pour s’ancrer et se reposer dans l’eau. Elles sont indispensables pour se hisser sur la glace ou casser des épaisseurs d’au moins 20 centimètres. Elles  servent enfin, et ce n’est pas leur moindre usage, à  combattre et à s’exhiber. Ces 2 canines supérieures, particulièrement apparentes, se développent très tôt. Il y a aussi 16 autres dents, incisives et prémolaires. Patiemment, une certaine complicité s’installe, et nous pouvons commencer à avoir des gestes normaux  et même  parler à voix haute  sans les inquiéter. Nous les avons habitués à notre présence et c’est un spectacle peu commun sans doute de nous voir côte à côte : nous, conversant et eux, se comportant comme si nous n’existions plus. La plupart donnent l’impression de dormir profondément. Ils ronflent bruyamment.  En fait, ils se poussent sans cesse en grognant. Les parois du pharynx s’élargissent  au niveau du cou en 2 poches qui se gonflent et font office de caisse de résonance pour amplifier les cris.  Parfois, peut-être quand l’un empiète trop sur l’autre, certains se rebiffent. La colère est brutale, brève. L’intrus qui dérange, ou qui ne veut pas céder la place est repoussé. Les dents pointent méchamment dans la peau, ou se heurtent dans un claquement de défi qui sonne bizarrement. Les morses passent pour être des animaux sociables.  A les observer ainsi durant des heures, nous comprenons mieux la réalité. Ainsi chaque individu est sans cesse en concurrence pour le meilleur emplacement. La compétition est permanente; lente quand le morse se sert de son corps pour se placer progressivement comme il en a envie, et agressive quand il utilise ses défenses pour intimider ou pour assurer un statut social de dominant. 

Soudain des cris rauques nous saisissent. Dans l’eau toute proche deux superbes morses viennent d’arriver. C’est dans la mer que les morses trouvent leur nourriture. Ils plongent pour des périodes  qui peuvent dépasser 10 minutes et jusqu’à 80 mètres de profondeur (le maximum confirmé est de 113 mètres). Ils mangent des poissons peu rapides, des crabes, des crevettes, des escargots, des vers. Ce dont ils raffolent le plus, ce sont les clams. Traçant leur chemin avec leurs moustaches sensitives et drues, ils ratissent les fonds sous marins. En un seul repas ils peuvent avaler 3 000 à 6 000 clams qu’ils aspirent sans toucher à la coquille ! 

Sans doute repus, nos deux morses rejoignent le groupe et veulent accéder au rivage. Visiblement, nous les dérangeons ! Ils hésitent, poussent de nouveau des cris, s’éloignent mais reviennent parce qu’il n’ y a pas d’autre endroit pour aborder. Après tout, si le troupeau est toujours aussi calme, c’est que nous ne sommes pas dangereux. Alors, ils peuvent venir ! Ils se décident finalement, non sans grogner  bruyamment. Quand les corps commencent à sortir de l’eau, nous restons pétrifiés par le spectacle de deux vieux mâles gigantesques. Ce qui nous frappe, c’est la peau, dépourvue de fourrure. De couleur rose, elle est marquée, blessée, en de multiples endroits. D’épais bourrelets descendent de dessous les dents jusqu’au bas du corps. Les cous et les épaules sont recouverts de gros tubercules, comme des verrues. Les défenses sont émoussées, l’une d’entre elles est brisée. Le tableau est saisissant. Dans un souffle puissant les énormes masses se dégagent, ruisselantes. Les courtes nageoires avant font ce qu’elles peuvent. C’est largement plus d’une tonne qu’il faut hisser à chaque mouvement et projeter en avant, pour progresser de quelques dizaines de centimètres. Puis tout s’écroule dans un bruit mat. Quelques instants de repos, et tout recommence. Ainsi se rapprochent-ils, cherchant la meilleure place, poussant les plus jeunes qui n’osent se laisser déporter vers nous et qui bousculent à leur tour les voisins. Tout le troupeau frémit, proteste. C’est un grand moment vécu seconde après seconde. Nous n’en voulons rien perdre. Nous savons qu’il y a là tout ce que nous sommes venus chercher, des images bien sûr, mais aussi des souvenirs, et certainement plus encore : des émotions. 

Puissance

Plusieurs heures dans cette situation nous donnent trop d’assurance... nous pensons la relation de confiance avec les morses bien établie, nous nous trompons... Pour photographier la totalité du troupeau par dessus, au grand angulaire, je me redresse, et je déclenche la panique ! Soudain je changeais le rapport des choses : allongé, je n’étais qu’un autre animal, certes inhabituel mais pas belliqueux et je ne les inquiétais pas plus. En me montrant tel que j’étais, je devenais l’homme debout, celui que l’on craint. Dans un brouhaha assourdissant de corps flasques qui font rouler les galets le troupeau se jette à la mer. Les femelles et leurs petits, les plus jeunes des morses sont déjà dans l’eau. Mais 4 mâles se placent instantanément en éventail, dos tourné à la mer et face à nous. Nous recevons le râle des souffles puissants qui expriment à la fois la colère et la peur. Des gerbes d’eau remontent jusqu’à nous. La mer grouille de corps affolés qui se retournent sans cesse pour observer notre position. Les 4 sentinelles, corps dressés, ne cèdent pas un pouce de terrain; il nous est impossible d’avancer. J’insiste et me rapproche de l’animal le plus proche. La scène qui va s’ensuivre nous plonge dans la perplexité.

Je m’attends à une attitude de défi forte, à un mouvement même d’attaque, et c’est le contraire qui se produit ! Le morse soudain s’affale, tête basse, les yeux fermés, les défenses plantées dans les cailloux. Le corps se fige, comme mort ! Si j’ étais chasseur, je le tuerais ainsi, sur place, sans effort et sans risque. Est-ce une ruse, ou l’animal, apparemment un très vieux mâle, se sacrifie-t-il ? La situation est on ne peut plus impressionnante. Nous percevons avec une intensité rare tout l’abandon, toute la fatalité d’un acte qui apparaît réfléchi. Enfin le morse se redresse. A reculons, lentement, il se retire à l’abri des premières vagues. Notre colère envers nous-mêmes est forte. En causant cette panique qui éloignait tout le troupeau nous avons mis un point final à plusieurs heures d’observation, pourtant, nous ne sommes pas au bout des surprises... Contrairement à toute attente, aucun des morses ne prend le large. Nadine s’est installée sur une avancée de glace. Allongée elle se trouve fort près des premiers animaux qui l’entourent presque en formant un demi-cercle. Un morse à la mer n’a pas du tout la même apparence que sur terre ! Ne dépasse de l’eau que la tête posée sur un cou très large. La paire de dents est présentée comme une arme redoutable. L’animal flotte aisément, se déplace vite, nous comprenons mieux à quel point il est craint quand il est dans son élément. Mais pour l’instant, les animaux ne fuient pas. La tension est retombée. Nous sommes face à face. Quelques morses lancent des cris rauques, des cris sonores, des cris différents. Nadine se met à les imiter, comme çà... aussitôt une dizaine de morses se dressent et répondent puissamment. Nadine recommence, avec le même effet. La scène nous surprend totalement. Elle se répète encore et encore. Je fais un pas en avant et tous les morses disparaissent en criant dans un énorme bouquet d’écume, pour réapparaître aussitôt, et répondre à Nadine qui continue de s’adresser à eux. Au moindre de mes mouvements tout le monde s’énerve mais revient et le manège recommence... c’est réellement surprenant ! Je ne saurais jamais ce qu’ils se sont dits (Nadine m’assure que c’est un secret...) mais je confirme qu’il y a bien eu échange, ou jeu, ou n’importe quoi d’autre que je ne peux définir. Est-ce aller trop loin pourtant que de croire qu’il s’agissait bien d’une rencontre ? 

Une journée  avec les morses de Bathurst Island s’achevait. Le soleil avait bougé de place mais restait haut dans le ciel. L’assurance que la nuit ne viendrait pas nous rassurait, c’était vraiment comme si le jour nous appartenait; et il n’avait pas de limite, pas de contrainte donc. Un sentiment de liberté absolue nous rendait maîtres du temps. Nous savions que nous reviendrions, plus patients encore, plus décidés que jamais à renouer le contact. Pendant des heures, nous avions tout oublié, l’inconfort, la fatigue, le froid, pour nous offrir le grand spectacle de la vie. 

Sur le chemin du retour, nous aperçûmes la tente, point infiniment petit dans un univers extrême. Nous étions satisfaits d’une journée aussi bien remplie. Nous commencions à nous sentir chez nous, et l’aventure répondait décidément à ce que nous en attendions !

BIBLIOGRAPHIE :

            - Encyclopédie des animaux  - Bordas

            - Grande encyclopédie des mammifères - Gründ

Observation

 

 

 

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